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Ce qui reste
La paresse fait partie du processus créatif, disait-elle.
Et puis elle disait que la paresse, ce qu'elle appelait la paresse, était une disponibilité, une écoute, l'esquisse d'une pensée.
Elle disait qu'il n'y a pas de frontière évidente entre ne rien faire et faire, entre rester allongée sur son lit et créer.
Le lit se fait atelier quand elle laisse dériver ses pensées, sans contrainte, sans intention, et qu'une idée se laisse pressentir et appelle à sa réalisation.
Je lui ai parlé de Malevitch, de "La paresse comme vérité effective de l'homme".
Peut-être pas, dans la langueur de l'été, peut-être n'en ai-je pas parlé.
Mais, à un siècle d'intervalle, libéré des événements passés, le texte de Malevitch me paraissait pertinent pour parler de son projet, de l'exposition qu'elle préparait.
Elle disait, c'est l'état le plus important dans le processus créatif. Cet état où les pensées se font et se défont, dérivent et s'agrègent un instant pour se délier et s'associer en de nouvelles formes ; cet état de l'esprit libre de toute autorité. C'est dans cet état que naissent les plus belles idées, disait-elle.
Je pensais à cette phrase de John Cage : "Je n'aime pas l'intention, je préfère le silence".
Elle parlait de son ordinateur, cet espace de travail devenu partout un espace de vie.
Elle disait, avec l'ordinateur, l'idée trouve sa première matérialité ; je demande des devis, je recherche des financements, des fournisseurs, j'écris un texte, je dessine.
Elle parlait de l'ordinateur et de l'atelier comme espaces du processus et donc comme produisant l'oeuvre mais aussi comme produits de l'oeuvre, dans leur usage, puisque au service de l'idée de l'oeuvre.
L'oeuvre est ce qui reste d'un processus plus large dont l'atelier, le bureau, le lit, les outils sont au service de l'idée.
Elle me parlait de l'atelier/bureau d'Allen Ruppersberg, devenu oeuvre, avant que l'artiste ne soit obligé de le quitter. Ou plutôt, l'atelier/bureau comme espace de création de l'idée, oeuvre véritable de l'artiste, dont l'archive est ce qui reste.
Elle savait que, depuis Lawrence Weiner, l'oeuvre peut-être réalisée par l'artiste, mais aussi par quelqu'un d'autre que l'artiste, voire ne pas être réalisée.
Ce qui l'intéressait, disait-elle, c'est ce qu'il y a avant, entre et après ces trois propositions.
Elle avait conscience d'hériter de l'art conceptuel et ne fuyait pas la référence. Au contraire, elle en acceptait l'héritage, en acceptait humblement l'égide pour poursuivre, en toute liberté, les voies découvertes par l'art conceptuel.
Entre faire et faire faire, ou laisser faire, ou encore ne pas faire, le processus de création est partout présent. Mais alors, disait-elle, quelle est la valeur du travail ? Le travail totalement engagé dans un projet, quelle est sa valeur ? L'ouvre comme résultat d'un processus qui engage sous-traitants, fabricants de verre, graveurs, assistants? Quelle est la valeur du travail collectif et de chacun ? Il lui semblait que le projet, l'oeuvre, dans son processus et dans son résultat, l'oeuvre comme valeur du travail était une notion surannée, désuète, mais qu'elle aimait considérer encore.
À d'autre moment, son travail était plus clairement héritier de l'art minimal.
Elle disait qu'elle voulait que son travail rende compte, ou plutôt montre, je crois, l'oeuvre mais aussi les conditions d'apparition de l'oeuvre comme travail et comme matériau.
Mais l'oeuvre, disait-elle, ne s'arrête, ni ne commence, pas pour autant avec le matériau. Qu'il lui fallait une forme pour que le matériau soit en quelque sorte le sujet dépassé de l'oeuvre.
Elle s'écartait du minimalisme dans sa volonté de montrer l'ensemble du processus créatif, non seulement l'espace, les matériaux et les outils nécessaires à la création de l'oeuvre mais aussi l'espace mental, l'espace fonctionnel, l'espace domestique, l'espace culturel qui ne peuvent qu'artificiellement être séparés du processus artistique. L'espace où l'imaginaire laisse libre cours à sa pensée, sans contrainte, encore, du processus de production de l'idée.
Montrer le travail créatif. Le travail aux contours flous donc, ou l'inactivité est un instant de l'activité, où l'ordinateur joue un rôle immatériel et matériel dans l'oeuvre, ou l'atelier est une condition et le matériau l'oeuvre elle-même dans son élaboration.
L'oeuvre, les oeuvres qu'elle montrerait dans l'exposition seraient ce qui reste de ce processus si large, si vaste qu'on en perçoit pas les contours.
Comme un horizon trop lointain pour être perceptible, disparu dans une vapeur à peine discernable.
Montrer le travail de l'artiste, pris dans un processus de création vaste comme la vie elle-même.
Et l'oeuvre, comme ce qui reste de la vie.